Je suis tombé par hasard sur cet article daté de 2007. Personnellement c'est bien la première fois que j'entends parler d'une connection entre Ben Barka et la StB , le renseignement tchécoslovaque durant la Guerre froide. A prendre avec précaution
Petr Zidek (petzidek@email.cz)
A Paris, il emmène l'agent Motl au cinéma Le premier séjour à Prague a lieu le 12 septembre 1961 « Cheikh nous donne des documents intéressants » La StB cherche à tirer profit de l'enlèvement de l'opposant
Tout commence à la mi-mars 1960, à Paris, au café-restaurant le Fouquet's, sur les Champs-Elysées. Le capitaine Zdenek Micke, un agent tchécoslovaque utilisant comme couverture un poste de deuxième secrétaire à l'ambassade de son pays, est attablé avec l'un de ses contacts français - un homme qu'il désigne sous le nom de code de « Gogol » dans ses comptes rendus envoyés à Prague.
Cet informateur semble avoir beaucoup de relations parmi les Marocains de la capitale française. Ce jour-là, au Fouquet's, il présente au faux diplomate un certain Kenfaoui, chargé d'affaires à l'ambassade du Maroc. Ce dernier ignore évidemment que Zdenek Micke, nom de code « Motl », est un agent de l'Est.
Les trois hommes aperçoivent alors un autre Marocain, à une table voisine : Mehdi Ben Barka, 40 ans, leader en exil de l'Union nationale des forces populaires (UNFP, fondée en 1959). Le faux diplomate tchèque en profite pour faire la connaissance de cet opposant de renom. Dans la foulée, il le convie, ainsi que Kenfaoui, à un dîner qui se tiendra bientôt à l'ambassade de Tchécoslovaquie.
Ce soir-là, le 28 mars 1960, Kenfaoui tarde à arriver. Retenu par un cocktail offert en l'honneur d'une délégation malienne, il se présentera avec une heure et demie de retard. Ben Barka, lui, est ponctuel. En attendant son compatriote, il discute avec Zdenek Micke (alias « Motl »), sans se douter, lui non plus, que cet homme de 29 ans est un capitaine de la StB, l'équivalent du KGB à Prague.
Le département « renseignement extérieur » du service tchécoslovaque a ouvert un dossier - le 43-802 - au nom de Ben Barka. Une note de quatre pages, rédigée par Motl, relate le dîner à l'ambassade. « Nous avons pu analyser dans le calme la situation actuelle au Maroc », écrit-il. Le fondateur de l'UNFP lui a confié qu'il ne pouvait retourner dans son pays sans risquer l'arrestation. « Ben Barka, poursuit Motl, ne voit qu'une seule issue pour son pays : s'engager dans la voie du socialisme. La première condition est l'unification totale de toutes les forces de progrès du pays dans une organisation politique. C'est pourquoi il veut traiter avec Ali Yata [NDLR : le secrétaire général du Parti communiste marocain - PCM] pour obtenir l'accord du parti. » Autre signe positif aux yeux du capitaine : le leader tiers-mondiste, à la recherche de contacts internationaux, dit vouloir rencontrer des dirigeants soviétiques, en particulier un proche collaborateur de Khrouchtchev, attendu à Paris.
L'idée d'un séjour en Tchécoslovaquie a également été évoquée au cours de la soirée. Pour ses hôtes, il s'agissait d'une simple hypothèse, lancée par politesse, mais l'opposant marocain y a vu, lui, une invitation en bonne et due forme.
En avril, alors qu'il assiste à une conférence de l'Organisation de solidarité des peuples d'Afrique et d'Asie (Ospaa) à Conakry, en Guinée, Ben Barka rencontre l'ambassadeur tchécoslovaque dans ce pays, Vladimir Knap, et l'informe qu'il doit se rendre en Yougoslavie, en France, puis enà Tchécoslovaquie. La nouvelle, transmise à Prague, affole le président de la République et chef du PC, Antonin Novotny. Pour lui, il n'est pas possible d'inviter officiellement Ben Barka, au risque de se brouiller avec le Maroc de Mohammed V, un partenaire économique de poids (le deuxième dans le monde arabe, après l'Egypte). Mais comme il ne faut pas non plus contrarier Ben Barka, étoile montante de la gauche internationale, on l'invitera de façon détournée, par l'intermédiaire de la centrale des syndicats.
Parallèlement, ses relations avec Motl se renforcent. Car le Marocain se montre très empressé : il téléphone souvent au capitaine, lui propose d'aller au théâtre ou au cinéma. Un jour, ils vont voir le film soviétique La Ballade du soldat, de Grigori Tchoukhraï. Un autre, ils déjeunent chez Lipp, la célèbre brasserie de Saint-Germain-des-Prés. Ils se rencontrent dans des cafés ou chez le pseudo-diplomate. « Une bonne partie des réunions est consacrée aux questions théoriques de la philosophie marxiste et du socialisme scientifique », peut-on lire dans le dossier 43-802.
A la fin de l'année 1960, le Marocain relance l'idée d'un voyage en Tchécoslovaquie et réitère son souhait de rencontrer de hauts dirigeants soviétiques. Le 12 mars 1961, il va plus loin en demandant 10 000 francs à son ami tchèque afin, dit-il, de s'assurer le soutien de France Observateur. Il veut être certain que cet hebdomadaire de gauche, réputé pour ses prises de position tranchées, critiquera la politique du nouveau roi, Hassan II, successeur de Mohammed V, décédé le 26 février 1961. Il croit que ce genre de méthodes est suceptible d'avoir un effet. Mehdi Ben Barka a-t-il pour autant versé de l'argent au journal ? Aucune preuve ne figure dans les archives. Seule certitude : l'opposant, loin d'être naïf, connaît désormais la vraie fonction de Motl.
Vu de Prague, son empressement est tel que l'heure est venue de l'enrôler. Motl, lui, est plutôt réticent. Même si, dans ses notes, il a déjà attribué un nom de code à Ben Barka - « Cheikh » - il n'est pas convaincu que son recrutement officiel (« verbovka », dans le jargon du service) soit souhaitable. « Sa verbovka sur la base habituelle ne me paraît pas réalisable, écrit-il le 1er juillet 1961. Cheikh a de grandes ambitions. Il veut jouer un rôle de premier plan dans le futur Etat marocain. Pour cette raison, il est possible d'envisager plutôt une coopération sur une base politique. » En attendant, le capitaine de la StB propose d'organiser sa venue en Tchécoslovaquie.
Le 12 septembre 1961, Mehdi Ben Barka se présente en voiture, à Dolni Dvoriste, poste frontière entre l'Autriche et la Tchécoslovaquie. Motl vient lui-même l'accueillir. L'opération de séduction peut commencer. Les organisateurs veulent présenter à Cheikh les succès du socialisme et le patrimoine culturel du pays. Il visite d'abord le village d'Orlik, son grand barrage, son célèbre château. Le soir, il a droit à un spectacle dans un cabaret pragois, puis à une virée dans un bar à la mode. Les jours suivants, il sillonne la capitale, la province, visite une coopérative agricole, une usine, le foyer industriel de Brno, s'entretient avec des responsables étudiants, des syndicalistes, des officiersà
Les comptes rendus de Motl font état d'aspects plus privés. Il écrit ainsi : « Lors du dîner au restaurant Chez Mécène, Cheikh a fait la connaissance d'une femme inconnue - d'orientation progressiste - et ils ont eu des relations intimes. Cheikh nous a dit qu'elle était divorcée, avec un enfant de 5 ans, et qu'elle était d'origine russe. »
Ben Barka confie à son ami qu'en France il use de la séduction comme une « méthode efficace pour acquérir des informations ». Une anecdote à ce propos est mentionnée dans les archives. « Son frère, écrit Motl, vient de lui procurer une de ses maîtresses, qui travaille comme dactylo au cabinet du ministre des Armées, Pierre Messmer, à Paris. Cheikh va l'inviter à Genève, lui donner de l'argent et se consacrer à elle - bien qu'elle ne soit pas jolie - afin de gagner sa faveur pour qu'elle lui fournisse des informations, ou plutôt des documents du ministère. »
Même s'il n'est pas encore question de verbovka, ce séjour est à l'évidence une étape décisive. « Les relations avec Cheikh ont été considérablement approfondies, assure Motl. Je peux parler avec lui ouvertement de toutes les questions de renseignement. » De fait, Ben Barka sait beaucoup de choses : il voyage sans arrêt, côtoie des politiques, des journalistes, des diplomates, et sans doute des agents d'autres paysà
En cet automne 1961, la StB franchit un pas supplémentaire en commençant à rémunérer Ben Barka. Celui-ci reçoit 1 500 francs français par mois en échange de documents qu'il présente comme étant des bulletins du Service de documentation et de contre-espionnage français, le Sdece. Il affirme les tenir d'un agent français rencontré grâce au journaliste et historien Roger Paret, spécialiste du Maroc à France Observateur. Même si la StB doute de l'authenticité de ces notes, cela ne l'empêche pas de rétribuer son nouveau collaborateur. En novembre, le service finance aussi son voyage en Guinée (3 500 francs). Toutes les informations fournies par Cheikh et jugées importantes sont ensuite transmises au chef du KGB à Prague. Dans le lot : des notes du ministère français des Affaires étrangères. Ces documents du Quai d'Orsay, et ceux présentés comme des bulletins du Sdece, ne figurent pas dans le dossier dont nous disposons.
Le 15 mai 1962, Mehdi Ben Barka rentre au Maroc, où le pouvoir semble soudain mieux disposé à son égard. Dès lors, par précaution, ses contacts avec la StB se raréfient. Ses « collègues » craignent le contre-espionnage marocain, sans doute présent dans l'ombre. En février 1963, Cheikh se rend tout de même en Tchécoslovaquie. Il ne passe que deux jours à Prague, mais cela lui suffit, après un débriefing détaillé sur son parcours et ses motivations, pour être officiellement recruté (la fameuse verbovka). Une simple formalité, compte tenu de ses états de service depuis un an et demi. Dans la foulée, il se voit attribuer un nouvel officier traitant : Motl cède la place à Karel Cermak, alias « Cervenka », du bureau central de Prague. Ben Barka sera dorénavant un « contact confidentiel », une sous-catégorie des agents dans la classification de la StB.
De retour au Maroc, il constate que son horizon politique est une fois de plus bouché. Il se sait surveillé et craint pour sa vie à la suite d'un accident de voiture suspect. Persuadé qu'un accord avec le pouvoir est impossible, il s'exile à nouveau (23 juin 1963), définitivement cette fois.
Cet infatigable globe-trotteur reprend alors son périple à travers la planète. Avec, à la clef, trois séjours à Prague : en juillet (deux jours), fin juillet- début août (quatre jours) et fin novembre-début décembre (quatre jours). La capitale tchécoslovaque lui sert souvent de transit dans le cadre de ses voyages vers les pays communistes. Il a ses habitudes dans divers grands hôtels de la ville (Yalta, International, Paris). La StB en profite pour le débriefer. Et aussi pour mettre sa ligne sur écouteà
Le 17 décembre 1963, le chef du renseignement extérieur - la première administration de la StB - Josef Houska, adresse une note élogieuse au ministre de l'Intérieur, Lubomír Strougal (futur Premier ministre, de 1970 à 1988) : « La collaboration avec le contact confidentiel Cheikh s'est avérée très intéressante pendant les deux réunions d'août et de novembre 1963. Cheikh est plus sérieux dans la collaboration, il nous donne des informations et des documents intéressants. » A cette occasion, Houska indique au ministre qu'un officier en poste en Algérie, le « camarade Lensky », sera dorénavant chargé, avec Cervenka à Prague, d'assurer le lien avec Cheikh. Celui-ci, qui passe une partie de son temps en Algérie et en Egypte, percevra 1 500 livres sterling par an, à condition de maintenir un contact régulier (au moins une fois par mois).
Un code va bientôt être mis au point pour lui donner des instructions sans éveiller les soupçons de ceux qui, lorsqu'il se trouve à l'étranger, écoutent sans doute ses conversations. Quand l'un de ses correspondants de la StB l'appelle et lui dit : « Un journaliste important veut te voir à Zurich », cela signifie qu'il doit se rendre d'urgence àà Prague. A l'inverse, si la phrase est : « Un journaliste important veut te voir à Genève », c'est à Alger qu'il doit filer !
Le 19 août 1964, le voilà de retour en Tchécoslovaquie, avec, cette fois, un passeport spécial algérien (numéro 798) au nom de Zaidi Abdelkrim. Plus surprenant : il arrive à Prague en voiture - une Opel Record immatriculée GE 6367 - en compagnie de son épouse et de leurs quatre enfants ! La famille a auparavant séjourné à Francfort, chez le frère de Mehdi, Abdelkader, qui fut un temps conseiller commercial auprès de l'ambassade du Maroc en RFA.
La hiérarchie de la StB est furieuse : Cheikh n'a prévenu personne de ce voyage familial ! A l'évidence, il vient avant tout pour que sa femme se repose dans la station thermale de Karlovy Vary. La StB accepte de prendre en charge les frais de ce long séjour (trois semaines), mais Ben Barka, habitué à loger dans des établissements haut de gamme, devra revoir ses exigences à la baisse en passant de l'hôtel Moscou au plus modeste Central. Autre problème : son manque de sérieux. Ses « officiers traitants » lui reprochent un certain laisser-aller : ses informations sont tardives ou de troisième main, ses contacts avec Cervenka trop irréguliers. Conséquence : il ne sera plus payé au forfait mais au coup par coup.
A la même époque (25 août 1964), un capitaine ayant pour nom de code « Doubek » rédige un long rapport sur Ben Barka. Treize pages cinglantes : sa sincérité est mise en doute ; de graves contradictions sont relevées dans ses informations ; il est imprudent, au téléphone ou dans ses rencontres, trop bavard sur ses liens avec Motl et le serviceà Le capitaine ajoute : « Il est sûr que Cheikh est "progressiste" dans les contacts avec nous, proaméricain dans les contacts avec les Américains et opportuniste dans les contacts avec Bourguiba, Nasser et les baasistes d'Irak et de Syrie. » Selon Doubek, il y a pire : les « amis » - c'est-à-dire le KGB - pensent qu'il a été corrompu par les Chinois !
A l'automne 1964, le Maroc commence à soupçonner la Tchécoslovaquie de soutenir l'opposant en exil. Le 15 octobre, les agents de la StB en poste à Rabat envoient même un message d'alerte à Prague : le Maroc est, paraît-il, persuadé que « le gouvernement tchécoslovaque entraîne des partisans marocains à la demande de Cheikh ». L'accusation comporte une part de vérité : la question de l'aide matérielle et de l'entraînement des membres de l'UNFP a été maintes fois évoquée avec lui. Dans le dossier 43-802, il n'y a pas, toutefois, de preuves formelles d'une telle aide.
On sait en revanche que Ben Barka a suivi, à sa demande, une formation aux techniques de « conspiration » : les langages codés, les connexions radio, l'art et la manière de déjouer une filatureà Le stage a eu lieu à Prague, du 9 au 17 mars 1965, dans un appartement « banalisé » de la StB.
A la fin du mois de septembre 1965, Ben Barka se rend à Cuba, puis revient dans la capitale tchécoslovaque (vol OK 524 du 1er octobre). De manière très officielle cette fois, puisqu'il donne une conférence de presse. Ceux qui le croisent alors décrivent un homme apeuré. Inquiet pour sa sécurité, il demande même à Cervenka de lui fournir un revolver, calibre 7,65 mm. Ce dernier s'engage à lui procurer une arme lors de son prochain séjour. Mais l'opposant marocain ne reviendra pasà Le 29 octobre, il est enlevé dans le Quartier latin, à Paris, devant la brasserie Lipp, ce restaurant où il avait déjeuné, quelques années auparavant, avec Motl !
La StB n'a rien à voir avec ce rapt. Mais le retentissement est tel, en France comme ailleurs, qu'elle ne peut y rester indifférente. Le service décide donc d'ouvrir un sous-dossier, le 43-802-100, où seront consignées les informations ayant trait, de près ou de loin, à l'« Affaire ». L'idée est d'attiser l'agitation, d'en tirer un profit politique à l'échelle internationale.
C'est ainsi que la StB lance une campagne de désinformation baptisée opération « Départ ». Une note du 12 novembre 1965 en fixe les objectifs :
- attirer les soupçons sur le gouvernement américain et la CIA, pour faire croire qu'ils sont les organisateurs directs du rapt ;
- dénoncer le roi Hassan II, le ministre de l'Intérieur, le général Oufkir, le directeur de la Sûreté marocaine, le colonel Dlimi, et les cadres du régime. Selon la note de la StB, ceux-ci doivent être présentés comme des « larbins actifs de l'impérialisme » ou des agents de l'espionnage américain contre les dirigeants des pays arabes et africains ;
- compromettre autant que possible la police et le gouvernement français, voire Charles de Gaulle en personne.
Bien sûr, il y a une part de vérité dans ces assertions, en particulier en ce qui concerne la responsabilité de certains Marocains et de policiers français, mais le but de la StB est d'aller au-delà, d'exploiter au mieux ce scandale.
D'après les archives, la StB s'est servie de plusieurs correspondants dans la presse mondiale pour diffuser des informations répondant aux critères de l'opération « Départ ». Ainsi, un journaliste ayant pour nom de code « Samir » a publié un article fortement inspiré par la StB dans le quotidien indien Patriot du 28 novembre 1965.
La presse française n'est pas épargnée. Le dossier mentionne par exemple un journaliste (présenté sous le seul sobriquet de « Pipa ») travaillant pour Le Canard enchaîné. Il n'est toutefois pas précisé s'il a été manipulé par ses sources ou s'il a délibérément diffusé de fausses informations.
Au cours des années suivantes, alors que l'affaire continue de passionner l'opinion, la StB complète le sous-dossier 43-802-100. On y trouve même des éléments très précis sur le procès des ravisseurs, en 1966. La StB disposait, semble-t-il, d'un agent - équipé d'un appareil enregistreur ! - dans la salle d'audience ! Motl lui-même, le « recruteur » de Ben Barka, était encore à Paris à cette époque, mais rien ne dit qu'il ait assisté au procès. Rentré à Prague en janvier 1967, il a été limogé en 1972. Il est décédé au début des années 1990.
Si bien informés soient-ils, les amis pragois de Cheikh n'ont jamais pu savoir ce qu'il était devenu après son enlèvement. Sa collaboration avec la StB est restée, elle aussi, un secret bien gardé. D'après les registres, le dossier 43-802 n'a été consulté que deux fois : en 1972 et en 1983. l
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