Note rédigée à la mi-mars 2014
LES CHANGEMENTS DANS LES STRUCTURES ETATIQUES DE SECURITE ET DE RENSEIGNEMENT EN UKRAINE APRES LA PRISE DE POUVOIR DE L’OPPOSITION LE 22 FEVRIER 2014.
La situation issue de l’après 22 février 2014 en Ukraine, avec l’arrivée au pouvoir d’une coalition mêlant nationalistes et pro-européens[1], pose des questions quant à l’avenir de l’Ukraine : quid de la dette ukrainienne, de l’entrée éventuelle du pays dans l’UE, de ses relations avec la Russie ? La question du rattachement de la Crimée à la Russie, à compter du 16 mars 2014, date officielle du référendum en Crimée, paraît jouée à l’avance, tant la Russie et les autorités de Crimée ont publiquement exprimées leur détermination : un retour en arrière serait, pour elles, au mieux, une défaite, au pire une humiliation.
Historiquement, la Crimée est une région russe depuis le XVIIIème siècle, et son annexion à la Turquie par la Russie. Rattachée à l’Ukraine soviétique en 1954 sur décision de Nikita Khrouchtchev, puis partie intégrante de l’Ukraine indépendante- à partir de 1991-, la Crimée, russophone, a toujours constituée une pierre d’achoppement non seulement dans les relations entre la Russie et l’Ukraine, mais également dans une Ukraine divisée entre russophones- plutôt dans la partie Est- et la tendance nationaliste , située surtout à l’Ouest.
Le départ du pouvoir et la destitution du Président ukrainien Viktor Yanukovitch le 22 février 2014, suite aux manifestations et émeutes de la place Maydan à Kiev, et l’arrivée au pouvoir de la nouvelle coalition, vont entraîner une dégradation des relations entre le nouveau pouvoir central et la Crimée, mais aussi les provinces russophones, et ce pour plusieurs raisons : l’impression désagréable que Yanukovitch a été destitué en violation complète des règles constitutionnelles, alors qu’il avait été démocratiquement élu en 2010 ; l’arrivée au pouvoir des nationalistes à un certain nombre de postes clés, comme au Conseil de Sécurité et de Défense et au Ministère de la Défense ; la décision, dès le 23 février 2014, de supprimer la loi faisant du russe une langue officielle aux côtés de l’ukrainien dans les parties russophones du pays ; la crainte d’un retour des « Banderistes »- allusion aux partisans du nationaliste Stepan Bandera ; et enfin l’attachement à la Russie d’une partie de la population, qui s’est toujours sentie plus russe qu’ukrainienne.
Cette note propose de revenir sur la question ukrainienne au lendemain du 22 février sous trois aspects : le ménage fait au sein même des services de sécurité et d’ordre public ; l’utilisation de ces mêmes structures pour essayer de « contrôler » la situation ; la perte totale de contrôle, par Kiev, de la Crimée, de facto, et très prochainement, de jure.
A peine arrivé au pouvoir, le Président par intérim Oleksander Tourtchinov publie une série de décrets révoquant les personnes nommées précédemment par Yanukovitch aux différents postes. Ce ménage concerne également les structures de sécurité et de renseignement puisque, entre le 22 et le 28 février 2014, Tourtchinov démet de leurs fonctions et les remplace les chefs du renseignement extérieur (SVR) ; de la Direction de la protection étatique (Service de protection des personnalités) ; les adjoints du Conseil de sécurité et de Défense ukrainien (Cet organisme est présidé par le Président de l’Ukraine) ; le patron de la Direction principale du renseignement au ministère de la Défense (Renseignement militaire) [2].
Le service le plus marqué par les nominations et révocations, signe d’une volonté de contrôle de la situation intérieure, est le SBU, service en chargé du contre-espionnage et de la sécurité intérieure : sont démissionnés non seulement le Directeur, mais également ses deux 1ers Directeurs adjoints (Sergey Tchernikh, également à la tête de la Direction de lutte contre le crime organisé et la corruption ; et Volodimir Totsk) ; un adjoint du directeur (Volodimir Porodko) ; ainsi que plusieurs- pas tous- chefs de services centraux d’importance (contre-espionnage ; opérations spéciales ; archives ; enquêtes ; mesures opérationnelles techniques ; Licences et protection du secret d’Etat). Ce mouvement commence dès le 26 février, et s’étend à partir de début mars aux différentes directions régionales (Kharkov ; Tchernivsti ; Dnepropetrovsk ; Khmelnitsk ; Kherson, Zaporojié entre autres), peut-être par crainte d’une perte de contrôle dans les autres régions du pays, surtout celles ou les pro-russes se montrent particulièrement actifs.
Ces changements traduisent une claire volonté de destituer les hommes nommés par Yanukovitch- nombre d’entre eux ayant été nommés en 2013, entre autres en avril.
Il est à noter que plusieurs postes d’importance ne sont, au 15 mars 2014, toujours pas pourvus : Il s’agit des postes de directeurs du Centre antiterroriste ; de responsable du service d’instruction (enquêtes) ; de la direction du SBU pour Kiev et sa région ; et du «département de protection de la sécurité d’Etat nationale », en charge de la lutte contre les personnes et organisations cherchant à nuire à l’Etat ukrainien et à sa souveraineté[3].
Mais l’arrivée au pouvoir, à Kiev, de la nouvelle coalition, va fortement inquiéter la partie russophone du pays, et entraîner, en Crimée, une prise de pouvoir de facto des autorités locales sur la communauté du renseignement ukrainien en Crimée. Dans ce cadre, deuxième étape, les autorités de Kiev utilisent les services de sécurité ukrainiens dans leur lutte contre la contestation et les volontés séparatistes.
LA LUTTE CONTRE LES VOLONTES SUBVERSIVES
L’article 2 de la loi ukrainienne 2229-XII du 25 mars 1992, consacré au SBU, de rappeler que , parmi les missions du Service, figurent la protection de la souveraineté étatique, de l’ordre constitutionnel, et de l’intégrité territoriale.
Dès le 24 février 2014, le Parlement ukrainien nomme Valentin Nalivaytchenko nouveau directeur du SBU, en remplacement de Oleksandr Yakimenko. Le nouveau directeur du SBU, diplomate de carrière et qui avait déjà précédemment dirigé le SBU (De 2006 à 2010) [4] est un des alliés du nouveau pouvoir : il est membre depuis 2012 du parti OUDAR de Vitaly Klishko.
Dans cette période de l’après-Maydan, le SBU tente de préserver l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Pour cela, le service de sécurité ukrainien s’appuie sur la loi, ainsi que sur les décisions des tribunaux, en visant, en priorité, les têtes pensantes des mouvements contestataires.
Un des lieux qui inquiète le pouvoir central est la région de Donetsk, plutôt pro-russe[5] et en proie aux troubles : comme en Crimée, un référendum y est initialement prévu par l’opposition, quant au statut du Donbass[6]. Le 5 mars 2014, le directeur de la Direction du SBU pour Donetsk et sa région Oleksandr Pelekha est démis de ses fonctions[7], et remplacé le jour même par Valery Yuriovitch Ivanov[8]. Ce même jour, le leader du mouvement « La république de Donetsk » Andrey Purgin est enlevé-selon la presse, l’enlèvement aurait été commis par des personnes travaillant pour l’oligarque Rinat Akhmetov[9].
Le lendemain même, le SBU interpelle à Donetsk Pavel Gubarev, un des leaders du mouvement local de contestation contre le pouvoir central, qui avait été élu « gouverneur de la région de Donetsk » par les manifestants[10]. Gubarev est accusé d’avoir pris part à des actions visant à changer le pouvoir par la force, de s’être emparé, avec ses partisans, de bâtiments locaux, et d’avoir empiété sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
Enfin, le ministère ukrainien de la Justice considérant, au regard de la Loi ukrainienne, que les actes des représentants de la Crimée sont illégales[11], le tribunal de Shevtchenkov (à Kiev) ordonne au SBU d’interpeller le nouveau Premier Ministre de la République autonome de Crimée Sergey Aksionov et le Président du Parlement de Crimée Vladimir Konstantinov[12] pour activités visant à changer par la force ou a renverser l’ordre constitutionnel, et prise du pouvoir d’Etat.
Une telle mission paraît impossible à mettre en œuvre : les frontières de la Crimée avec le reste de l’Ukraine ont été fermées, et les autorités de Crimée ont prises le contrôle des structures de sécurité locales.
LA PRISE DE CONTROLE DE FACTO DES STRUCTURES ETATIQUES EN CRIMEE PAR LES AUTORITES LOCALES
La prise de pouvoir du 22 février 2014 à Kiev va entraîner une contre-réaction en Crimée : à l’arrivée des nationalistes et pro-européens répondent les manifestations en Crimée, et l’apparition de « groupes d’autodéfense » et de Troupes russes.
Poussés par la population, les autorités de Crimée, le Premier ministre de la République autonome et le Président de la Haute Rada (Parlement) de Crimée vont mettre en route le projet de « détachement » d’une Crimée qui revient dans le giron russe. Kiev réagit en paroles, mais guère en actes, n’en ayant guère les moyens : les Unités « Berkut », dont la mission est le maintien de l’ordre public, ont été dissoutes par le nouveau ministre de l’Intérieur Arsen Avakov[13]- dès le 25 février 2014[14] du fait de leur implication dans la répression sur la Place Maydan ; la Russie fait clairement savoir, d’abord via la voix de Dmitri Medvedev, de sa « détermination à protéger les populations russophones », rendant difficiles l’envoi de l’armée en Crimée ; enfin, le manque de matériel et de moyens de l’armée ukrainienne.
Dès le 27 février, Sergey Aksionov, leader du Parti « Unité russe » devient le nouveau Premier ministre de la République autonome de Crimée. Les responsables de Crimée vont profiter de cette faiblesse de Kiev en se comportant comme les dirigeants d’un Etat indépendant, ce qu’est la Crimée de facto, et à partir du 16 mars, de jure : Dès le 1er mars 2014 les autorités locales nomment le patron de la Police Igor Avrutsky. Le 2 mars 2014, le responsable du SBU pour la Crimée Gennady Kalatchov est démissionné et remplacé d’office par Petr Zima, directeur du SBU pour Sébastopol depuis 2012. La décision de Kiev de démettre le 3 mars le directeur du SBU local Gennady Kalatchov et de lui désigner le 8 Oleg Absalyamov comme successeur se retrouve de facto inapplicable. Enfin, le 11 mars 2014, c’est la nouvelle responsable du Parquet pour la région de Crimée Natalya Poklonskaya qui est élue par le Parlement de Crimée[15] .
Cette perte de contrôle de la situation de Kiev sur ses structures de renseignement et de sécurité en Crimée, toutefois, n’est pas forcément totale : le vice-premier ministre de Crimée Rustam Temirgalyev reconnaît lui-même le 2 mars 2014 que « presque toutes les structures de force basées en Crimée sont à présent sous le contrôle des autorités de la République autonome » [16], et de citer les structures du Ministère de l’Intérieur, du Ministère de la Défense, des gardes-frontières, de la Marine, les services fiscaux.
Toutefois, les informations parues font état de tensions pour la prise de contrôle de l’ensemble des casernes de l’armée ukrainienne en Crimée. De plus, très peu d’informations font état des installations du SVR ukrainien en Crimée. Un communiqué du 14 mars 2014 du directeur du SVR ukrainien Viktor Gvozd, indique que[17], ce jour même, la base du SVR située à Alushta, ville balnéaire de Crimée, a été prise d’assaut, alors que son personnel était à l’intérieur. Ce qui tendrait à indiquer que Kiev a pu recevoir des informations via les rares structures fidèles au pouvoir central.
[1] Plusieurs ministres issus du Parti nationaliste « Svoboda » sont nommés à des postes-clés : Oleksandr Sych en tant que Vice-Premier ministre ; Igor Tenyukh en tant que acting Ministre de la Défense ; Andrey Mokhnyk devient Ministre de l’Ecologie ; Igor Shvayka est ministre de l’Agriculture ; Oleg Makhnitsky devient Procureur général d’Ukraine, entre autres. La composition du Cabinet des ministres est indiquée ici : http://www.kmu.gov.ua/control/ru/publish/article;jsessionid=7976FDB1704F14175FE9612E4BBA4B38?art_id=247059223&cat_id=244843950 . Il est à noter toutefois que le leader du parti néo-nazi « Pravii sektor » ne sera pas nommé adjoint au Conseil de sécurité et de Défense comme l’indiquait la presse française. Même si sa nomination à ce poste paraît avoir été examinée.
[2] Le directeur du SVR Grigorii Ilyashov est démis de ses fonctions le 26 février 2014 et remplacé le 27 par Viktor Gvozd (décrets 151/2014 et 164/2014) ; au sein de la Direction de la Protection étatique le directeur Sergii Kulik le 24 février (remplacé par Valery Geletey le 2 mars) ; Mikola Zlotchevsky et Volodimir Syvkovitch, adjoints au Conseil de sécurité et de Défense sont démissionnés les 26 et 28 févriers et remplacés par Viktor Syumar et Renat Kuzmin les 28 février et 5 mars 2014 ; le directeur du renseignement militaire Sergii Gmiz (libéré de ses fonctions le 26 février 2014) est remplacé par Youri Pavlov le 3 mars 2014.
[3] Les directeurs des quatre services concernés, respectivement Volodimir Totsk, Maksim Lenko, Oleksandr Chtchegolev, et Sergii Ganji, ont été démis de leurs fonctions par décrets présidentiels du 26 février 2014 numéros 154/2014, 159/2014, 162/2014 et 158/2014.
[4] La biographie officielle en anglais du nouveau directeur du SBU est disponible ici : http://www.ssu.gov.ua/sbu/control/en/publish/article;jsessionid=4FD25CBA4D713D3A42BAD346A178BECF.app2?art_id=86705&cat_id=86704
[5] Aux élections législatives de 2012, le Parti des régions (Parti de Viktor Yanukovitch, pro-russe) récolte 60% des suffrages dans la région de Donetsk.
[6] Communiqué du ministère ukrainien de la Justice en anglais : http://www.minjust.gov.ua/en/news/44977
[7] Décret présidentiel 253/2014 du 5 mars 2014.
[8] Décret présidentiel 256/2014 du 5 mars 2014.
[9] http://odnarodyna.com.ua/content/loyalnye-kievu-vlasti-yugo-vostoka-pristupili-k-pohishcheniyam-liderov-soprotivleniya
[10] Communiqué en anglais du SBU disponible ici : http://www.sbu.gov.ua/sbu/control/en/publish/article?art_id=122438&cat_id=35317
[11] Communiqué du ministère ukrainien de la Justice du 6 mars 2014 : http://www.minjust.gov.ua/en/news/45004
[12] http://www.niknews.mk.ua/2014/03/06/premjer-kryma-aksenov-ne-boitsja-sbu-i-reshenij-suda-ob-areste/; communiqué du SBU en anglais : http://www.sbu.gov.ua/sbu/control/en/publish/article;jsessionid=43B14775BA03575208470967503387A8.app1?art_id=122436&cat_id=35317
[13] Biographie du nouveau ministre de l’Intérieur ukrainien en anglais : http://mvs.gov.ua/mvs/control/main/en/publish/article/993419. M. Avakov a été nommé élu par le Parlement ukrainien le 22 février à titre provisoire ; puis à titre définitif le 27 février.
[14] Acte administratif du Ministre ukrainien de l’Intérieur en date du 25 février 2014 (publié le 27) n°144. En ukrainien : http://mvs.gov.ua/mvs/control/main/uk/publish/article/988912
[15] http://www.rada.crimea.ua/news/11_03_2014_5
[16] http://www.vz.ru/news/2014/3/2/675095.html
[17] http://www.fisu.gov.ua/index_ru/index.html%3Fp=3767.html#more-3767